Publié par : Xavier Bordes | 24 octobre 2010

Humeur d’automnne 33 à 40.


33.

Paquebots blancs, les montagnes fumantes ont emmené le soleil en croisière, sans doute au long des côtes d’Italie, d’Egypte, de Turquie,

Ou peut-être de cette Hellade qui t’est chère, avec ses îles dont les villages immaculés cascadent en avalanche jusqu’aux ports de pêche où des barques indigo d’un oeil tranquille regardent la mer tandis qu’au large

Une éternelle aurore fait la roue en déployant son merveilleux plumage mauve et vert, et que claquent les volets bleus sur les murs passés à la chaux…

J’entends encore dans les hautes frondaisons des sycomores, à Platrès, le vacarme exubérant des rossignols, à tel point que sur la terrasse où nous déjeunions – tables de bois gris-argent, poisson, feta, et rosé raisiné de Chypre – il était malaisé de s’entendre parler !

Ici, déjà novembre approche, aucun babil d’oiseaux ne vient assourdir le silence. Blafard, au ras des toits rampe le reflet éloigné d’une clarté qui ne perce pas les nuages.

A peine réveillé, tu cherches l’aube à la fenêtre, sans rien y voir qu’une face hagarde, hirsute, à contre-jour de la veilleuse, et dans l’obscurité les chiffre rouges du réveil sur le bureau qui disent la saison des matins sans lumière. A la fin,

Lorsque la nuit consent à se coucher, ainsi qu’un immense astre noir,

Vient l’instant où les arbres nus suscitent lentement, dans les miroirs embrumés de la chambre, ces spectres de l’hiver que tu redoutes,

Et dont les griffes glacées, comme des rayons X, pénètrent ta poitrine si profond que tu en as le coeur serré !

34.

Poétisant le paysage ainsi que d’ordinaire, il constate par jeu ce que n’est pas cette forêt, au flanc de la colline : une imposante foule de monarques déchus,

Proscrits des fêtes de l’Eté, forcés de dépouiller leurs manteaux, leurs capes mordorées, conscients qu’être vêtus de vair, de pourpre et de ramages héraldiques, importe peu, passé

La lisière du vent noir qui vous mordille aux pieds tel Anubis, et préfigure la descente inexorable vers les hypogées de plus en plus profonds du Grand Froid.

Car la forêt n’est ni cela, qu’à travers ma plume imagine la langue de mon pays,

Ni l ‘orée que vous voyez, le matin, depuis l’autoroute, comme un ruban frissonnant de couleurs dont la vivacité ternit de jour en jour !

Est-elle seulement l’effet d’un site favorable à la croissance des mangeurs de terre, ces arbres, depuis si longtemps côtoyés de si près que nous en oublions leur fixité, et leur étrangeté ?

C’est que, du monde, au demeurant l’on ne connaît rien, excepté les mots par lesquels nous désignons nos habitudes

Et tout ce qui ne nous étonne plus…

 

35.

Tel Aladdin tirant son génie d’une lampe frottée, tu lisses sur ta paume, du plat de la main, une ample feuille de platane humide et poussiéreuse que tu viens de ramasser

Pour investir par l’esprit sa découpe irrégulière, pareille à la géographie de ces îles

dont, par les hublots d’un avion, avant d’y atterrir l’on entrevoit

Le terroir polychrome, au sein duquel se ramifient des fleuves brillants, et même les champs de coton, veloutés comme des moisissures…

A l’aisselle des confluents, la rougeur des bourgades abrite un peuple d’homoncules, grouillant comme des bactéries, qui entend affronter, à force d’industrie, la rudesse des hivers !

Vautrées au ras de l’eau, des barges chargées de charbon et autres denrées nécessaires remontent le courant ; partout des êtres lilliputiens s’aiment, se reproduisent ou se font la guerre, exactement comme nous ; un oeil perçant

Pourrait sans doute distinguer, épars à la surface jaune du désert, les derricks pétroliers, la fumée des torchères, voire tel chercheur d’or qui vague ainsi que fourmi égarée…

Il me suffirait d’un souffle pour y déclencher un ouragan, d’un crachat pour une inondation ! Mais j’ai trop de respect à l’égard de ce qui se présente – que ce soit de près ou de loin -, sous le doux vocable de « feuille »… Entre deux pages de mon cahier à poème, je glisse donc ce microcosme coloré,

Me réservant d’y retourner aussi souvent qu’il m’en prendra l’envie.

36.

D’ici quelques mois, certains écriront d’émouvantes déclarations sur le plâtre de leur belle amie qui s’est cassé la jambe au ski.

 

D’autres, en toute saison, au fond de monastères suspendus parmi les Météores, en léchant leur pinceau s’appliquent à calligraphier quelque prière, sur les fonds précieux des icônes.

 

Toi, comme sur la peau de l’aimée avec du rouge-à-lèvres – au temps de vos jeux érotiques ! – tu feins d’écrire sur le corps mordoré de l’automne, feuille après feuille :

Tu ressembles à ce héros d’une estampe, qui grave des doubles Hsi sur les écailles du dragon endormi, tandis qu’à l’arrière-plan, un couple de cygnes,

Dans la brume irisée enveloppant une cascade, attend l’apparition de la Déesse !

Hélas ! Comment couvrir de la douceur des fables l’âpreté qui nous environne ! Tu peux toujours truffer tes vers de rossignols, d’enchanteresses, de mers où dérapent sous le vent des atolls roses gréés de palmiers,

Evoquer tes amours, assis au pied de la falaise, en triturant ton chalumeau mélancolique,

ou, dans ta solitude, à pleins poumons, crier « Vive le rêve ! »,

Impitoyable comme un vrai manifestant syndicaliste,

L’écho répond tour à tour « grève » ou « crève », selon son humeur !

37.

Partout dans le jardin, malgré l’air froid du petit-jour, la mère épeire, avec ses filles, tisse, non sans irisations, l’hexagramme du silence,

Rendant visible à tous, masqué par la surprise, le piège d’une beauté qu’Aranea diademata était la seule à voir.

Un soleil, qui arbore déjà sa pâle face de novembre, a pris sur elle exemple, pour tisser la soie de ses rayons entre les bouleaux blancs et le toit d’un immeuble.

Peut-être envisage-t-il de capturer dans son filet ce nuage en forme de mérinos qui s’approche imprudemment ?

D’un côté, la science infuse des insectes, depuis des millions d’années, de l’autre l’intelligence du roi des primates, récemment descendu des arbres…

D’un côté la sereine tentative par le nombre, depuis des millions d’années, de l’autre l’effort convulsif vers la qualité, avec le désordre des sentiments, l’indéfinie reconstruction de sciences inachevées, et surtout

L’Abîme, – l’Abîme qui bâille, inaperçu, avec sa gueule de désert que voilent les mirages du futur ! Ô poète, englué dans l’inéluctable,

Il est bon, le matin, de respirer l’innocente cruauté de la nature, avant de replonger dans les folies toxiques des humains… Dommage

Qu’il t’ait fallu, pour le comprendre, attendre l’âge où l’on ressemble à une espèce de tortue en chemin vers la pétrification !

38.

Lever un doigt mouillé pour comprendre d’où vient le vent, un regard humide vers le ciel, d’où l’on espère l’aurore, une main dans les reflets de la fontaine, d’où nous viennent fables et rêves :

Trois étapes d’un cheminement sans but précis… Sur la berge du Réal, les buissons de cannes balancent, ceux du moins qui ont pu résister aux ravages de l’inondation ; elle en a tant fait l’an passé !

Le village porte encore les stigmates du puissant torrent de boue qui l’a traversé pour rejoindre la mer. Où revenir ? La maison de tes parents est vide ! Reste

Le cimetière intact, avec la tombe aux trois pavots, le vent gris qui souffle à travers les pins un crachin de prières désolées, ton pas qui se déchire dans l’allée.

On dirait que le peu de lumière sort de terre, grand spectre diffus qu’aucun mot ne pourrait décrire ! Mais aussi,

N’est-il pas vain de s’échiner à rendre compte, en soupesant et ménageant ses paroles comme des euros, d’une réalité qui passe en un éclair

De l’aube au couchant – et te voici déjà quasiment environné par les fourmis noires du crépuscule, tandis qu’entre deux feuilles de nuées

La Lune, seule à veiller sur tes amours, quitte l’horizon et s’élève comme une fleur cueillie par la nuit.

39.

A Toi qui entreras dans mon automne après que je l’aurai depuis longtemps quitté, Lecteur Improbable, je lègue le chaos dont je voulais, par l’écriture, faire un univers ;

L’ordonnance des prés trempés par les premières pluies, glacées ; les panaches de buées qui sortent de ma bouche, en ce moment précis, alors que je « passe au gueuloir » quelques poèmes pour personne ;

Je te lègue ma solitude aisée, ainsi qu’un mont petit, auréolé de son pubis de chênes verts et d’oliviers, que dominent les corymbes des cyprès,

Et la proximité de ce ciel provençal capable d’infuser dans ma tristesse sa gaieté, fille d’un obstiné soleil poursuivant ainsi qu’une grenouille sa lumière verte parmi les roseaux.

Je t’ai cherché longtemps, ô terrifiant Lecteur, autre Thésée, dans le dédale du langage… N’ayant trouvé en fait de Minotaure que moi-même, j’ai d’abord détesté cette tête au regard pétrifiant comme celui de la Méduse,

Puis j’ai su qu’on pouvait, par la réflexion du miroir, la contempler sans redouter d’être changé en pierre, et dans les yeux de ce reflet apprendre à la manière d’un pressentiment le secret de l’Eternité,

Afin de le léguer – peut-être – à ceux qui me ressemblent.

40.

A présent que nous voici à l’orée de Novembre, et que visiblement mes vers ne semblent pas promis à une gloire universelle,

Ma muse dépitée, dès son petit-lever me murmure d’étranges choses : «Les poètes », dit-elle, «sont de vieilles biques, au long de leur chemin semant des crottes noires… »

L’étroit sentier de la forêt sinue entre les troncs dont la noirceur humide se dresse d’entre les fougères odorantes jusqu’aux feuillages nuancés de vibrantes et chaudes couleurs.

Nous avançons, chaussures dispersant les feuilles sèches… A un moment, lâchant ma main, elle ouvre vers le ciel sa paume – un geste de simple évidence – et sur un ton espiègle :

« …Mais le plus amusant, c’est qu’ils voudraient que l’on confonde leurs déjections avec les cailloux blancs du Petit Poucet ! »

Qu’elle dise ce qu’elle veut ! La muse a tous les droits ! Lorsque sa bouche,

Prononce avec délectation mutine le mot « déjections », moi,

Je m’émerveille de l’arc rose de ses lèvres ; j’admire la lueur qui filtre, malicieuse, de son regard vert ; le savant désordre de sa chevelure d’or ;

Sa taille souple a l’inflexion nonchalante des lianes lorsque s’y enroulent mes bras qui se voudraient de beaux serpents marbrés d’Amazonie ; quant au balancement dangereux de ses hanches,

Je m’en enchante et j’ai plaisir à me régler, en observant ses pieds, sur la si fascinante grâce de son pas !


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