Décès de Michel Deguy
Michel Deguy (décès)
Publié dans Poésie en vers et en prose
Baignade à Carnolès
Baignade à Carnolès
Autrefois il aimait faire la planche
sur des eaux rayées de lumière, bercé,
les yeux vertigineux dans l’azur infini,
du léger chuchotis du clapot mouillant
ses oreilles tandis qu’un oiseau blanc
traversait de temps à autre son regard
surplombé du cri revendicatif typique
des mouettes en quête de jol, picarel,
sardine ou mandole imprudemment
risqués au ras de la nappe limpide
et qui sans doute, croyant la durée
figée, sondaient la tiédeur de l’instant
parfois surprise par un courant frais
dont frissonnait le nageur basculant
soudain dans la réalité de la minute
à goût de sel et d’écume pour, avec
force battements de bras, regagner
la rive où se séchait une Aïlenn d’or
éblouissante de sveltesse et de soleil…
Un jour de mai à onze heures
Un jour de mai à onze heures
Juste bon à coller des mots ensemble
dit-elle avec humeur… et humour !
C’est que la beauté peut tant de choses
que ne peut pas le commun des mortels
Dur, dur d’être un vivant ordinaire
à l’égard de qui la matière et les objets
sont constamment rétifs et malintentionnés
tandis que se déploie facile la Nature
Face à ce verger au printemps avec
ses cerisiers en explosions de fleurs
que sont les phrases la syntaxe les syllabes ?
Quelque chose de la même nature que le vent
brûlant dans notre poitrine ainsi qu’un coeur
enflammé tel qu’on le voyait jadis sacré
aux bannières dorées et pourpres des églises
aujourd’hui presque emblèmes d’impuissance
Un pauvre monde parallèle qui passe
sa nostalgie à se souvenir de son enfance
Du temps où le ciel était azur au-dessus
de la tête de la Vierge cernée par les roses
Où l’air sentait la pureté des menthes sauvages
et l’ensorcelant parfum des giroflées mordorées
Où la voix des amies et des amis était claire
comme si mentir n’avait pas encore été inventé
Confuse hypotypose
Confuse hypotypose
Revienne le ressac lisser le sable troublé
pour que demain s’y dessine à nouveau
l’empreinte légère des pas de l’Anadyomène !
J’y vois le retour du poème – de sa voix
et de sa relecture qui s’écrit sous forme neuve
tel un vieux brouillon indéfiniment repris
Toujours le même, toujours autre et pourtant
le magnétique objet de notre amour,
de l’infini glacier de nos désirs figés en plein vol
éclipsant en eux charme et senteurs diverses
du temps qui, dans nos regards, vainqueur vaincu
quête son éclat mordoré le silence de la merveille
pour obtenir avant la Fin ses jambages de sang noir
Tout ce qu’une main humaine peut laisser
ainsi que herpes insolites sur la plage abandonnées
une fois que la mer s’est retirée pour ne plus revenir
Rêverie sur le Vivant
Rêverie sur le Vivant
Le graphisme merveilleux des plantes
me trouble comme s’il recelait les âmes
de nos défunts ! M’expliquerai-je ?
L’herbe bleue des champs a tant bu
le flux vital d’êtres qui l’avaient foulée
Hommes depuis des temps immémoriaux
mais aussi daims bondissants ou campagnols
Tout ce qui vit finit en herbes ou en blé !
La couleur du sang se trahit dans les coquelicots
qui balancent dans la brise leurs ailes de papillon
L’odeur de la terre assainit les remugles
des chairs en décomposition et suscite à foison
les orties et la menthe et les rêves cruels
mais qu’importe nous sommes le monde
plein de mystères de songes et d’amours
trouvées ou perdues ou retrouvées
car disait Lavoisier rien ne se perd
ni ne se crée tout se transforme
Désabusé ! (2)
Désabusé !
Que reste-t-il de ton poème
Lorsque tu l’as de près relu ?
Ici ce rythme qui t’a plu
Et les sons de quelques phonèmes ;
Là, ce vers au ton résolu,
Bien frappé, comme tu les aimes ;
Ou désinvolte ou parfois même
Nonchalant – mais c’est voulu !
C’est bien peu. Tu en as conscience !
Rien à voir avec l’espérance
Qui nous rendait si minutieux
Jadis, car plus notre âge avance
Moins ces détails ont d’importance
Pour qui n’a plus foi en les dieux !
Correspondances
Correspondances
Soleil pris dans les rideaux
Ne sois pas triste ma joie
Le palmier veut un peu d’eau
Son bouquet de palmes ploie
La Belle vient l’arroser
D’une gerbe transparente
Sans cesser de lui causer
Ainsi qu’à ses autres plantes
On pourrait croire à la paix
Tant la rumeur de la ville
Qu’étouffent les murs épais
Tisse un silence tranquille
Devant ce bruit de fond sourd
S’avive la voix aimée
Comme en écrin de velours
Luit l’opale d’un camée
Prose de lieux communs
Prose de lieux communs
Comment l’humanité peut-elle se faire à elle-même tant de mal ? De toutes les faces de la planète nous arrivent des échos guerriers ! Certaines personnes en font des prétextes à écrire et à poétiser. Ils offrent à lire cent équivalents de « Grodek » et des mâchoires fracassées de Trakl… J’en suis affreusement triste ! Crier contre les tyrans ! Quelle facilité, si aisément justifiée ! Mettre en relief l’horreur des comportements humains et s’indigner, source d’inspiration inépuisable… Comment lutter avec ces atroces évidences ! Le sang, les corps aux chairs broyées, les bombes effroyables ! Comme si les individus n’étaient plus que machines, robots organiques, dénués de toute valeur sacrée et, du reste, à présent trop nombreux pour ce que le globe peut supporter sans se dégrader. Je veux chérir et chanter l’insignifiant, le babil des cigales, le ramage des passereaux, le murmure que les grands pins empruntent au vent, la voix du roseau à mes lèvres ! Dire clairement tout ce que la Nature, qu’on s’acharne à détruire écologiquement et scrupuleusement malgré nous, recelait de merveilleux et coloré par une aura émanant de notre âme : une éternelle aube de Mai, pareille à la présence d’Aïlenn, pleine d’une radiation amoureuse, pleine d’une richesse créatrice, pleine d’une folle beauté dans la moindre feuille, dans la moindre motte de terre, dans le moindre ver, le moindre papillon, dans le moindre des paysages, bref, dans le moindre Autre qui recèle toute cette intime splendeur que nous détruisons.
Remise à l’échelle
Remise à l’échelle
Le soleil tire des angles d’ombre sous les balcons
Il ne voit que les toits, les rues des villes, les crânes
et pas les visages des gens – quel ennui comparé
aux frissons des arbres, des feuillages, des fleurs,
à sa scintillance dans les gouttes-miroirs de l’aigail
Il lui resterait envison cinq milliards d’années
à flamboyer, paraît-il, auprès de quoi les quelques
milliers de millénaires qui sont toute la trajectoire
peu reluisante de l’Humanité ne sauraient rivaliser…
Pourtant les humains visent à s’égaler aux étoiles !
De la bouche des enfants
De la bouche des enfants
Le présent glorieux comme un soleil couchant
déroule son ordinaire extraordinaire
Ce matin il pleuvait le jardin sentait l’humus
Une odeur qui nous apprend que nous sommes
comme consanguins des herbes et des arbres
Réjoui par la pluie le merle s’égosillait en trilles
avec une inventivité plus riche que d’habitude
De petits enfants dans la rue suivaient leurs parents
en pépiant gaiement car nous sommes dimanche
Oh les voix fraîches des bambins qui donnent
simplement sur le monde leur avis déconcertant
sans se soucier de la bruine sur leur visage
ni d’éviter les sujets dont « on ne doit pas parler »
Le passant qui entend sourit et leur pardonne
ce qu’il ne pardonnerait pas à un poète!
(Pourtant leurs vérités aux uns et à l’autre
le plus souvent sont de la même essence!)
Mutisme et rumeurs
Mutisme et rumeurs
Quoi de moins loquace
que les choses essentielles de cette terre
À la source on n’arrache que quelques rares
gloussements de cristal
à condition que les reflets se soient élargis
dans la vasque naturelle des pluies et de l’argile
Aux pierres il faut des entrechocs brutaux
pour obtenir un ou deux cris d’étincelles
L’esprit cherche le vent au fond duquel scintille l’Étoile lointaine
et s’indigne de l’universelle suffisance d’informations insuffisantes
tandis que la rumeur atroce des guerres et le fusement bruyant des missiles
nous ramène aux affres d’un monde sibyllin qui n’en a jamais fini avec lui-même
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